-  make me feel better ~ Sage -

Plusieurs semaines se sont écoulées depuis la dernière fois. Depuis que tu as quitté son appartement très tôt le matin après lui avoir confectionné des crêpes pour qu’elle ne s’inquiète pas d’improviser quelque chose après cette nuit chargée en émotions. Pour que Milo puisse avoir de quoi se sustenter également. Je me repasse régulièrement le fil des événements de cette fameuse soirée, comme s’il était important de trouver l’élément déclencheur, la raison pour laquelle Sage est soudainement devenue… Une garce ? Tu détestes lorsque ce terme te vient à l’esprit, tu tiens beaucoup trop à elle pour pouvoir lui manquer de respect. Je suis complètement perdu, désemparé et les SMS ont finalement laissé place à une absence totale de communication entre nous deux. La situation est inédite, nous n’avons jamais cessé d’échanger au moins un ou deux textos, des snaps ou des publications sur les réseaux sociaux en dix années d’amitié. Tout s’est bien passé avec Milo le lendemain après-midi, quand tu l’as récupéré chez la mère de Sage comme promis pour l’emmener faire un tour au parc. Il était même ravi lorsqu’il a retrouvé sa marraine en fin de journée. Est-ce à cet instant que j’aurais pu commettre un impair suffisamment important pour la rendre si froide à mon égard ? Tu t’es promis de ne plus te torturer l’esprit, tu essaies de te convaincre que rien de tout ceci n’est de ta faute mais la difficulté est immense. Tu n’as jamais été du genre à baisser les bras, à tourner les talons à la première difficulté et tu te sens coupable de ne pas avoir fait honneur à votre amitié en te battant davantage. Nos collègues ont fini par le remarquer. Impossible de ne pas voir qu’il se passe quelque chose quand deux inséparables cessent soudainement de se retrouver pour partager une brève pause repas à la cafétéria. Quand ils ne se glissent plus du tout dans le service de l’autre pour discuter, évacuer et réfléchir différemment à certains cas problématiques. Tout a volé en éclats, ton équilibre avec. Tu es paumé au sein de ton propre service, situation inédite. J’ai toujours été extrêmement à l’aise, comme un poisson dans l’eau, peut-être même trop au début de mon internat mais maintenant… Maintenant rien ne semble être pareil et je déteste cette sensation.

La journée est encore longue, loin d’être terminée puisque je suis de garde cette nuit. Je me suis juste permis une petite pause de quelques minutes pour aller chercher un café non loin d’ici, chez un producteur local qui propose les meilleures boissons chaudes à emporter de la ville. Je tiens mon gobelet fermement entre mes mains, un doigt pressé contre le bouton d’appel d’un ascenseur qui ne tarde pas à arriver et… Sage… Tu réalises que tu ne peux décemment pas prendre la fuite et prétendre que tu ne veux pas emprunter l’ascenseur dans lequel elle se trouve. Ce serait puéril, tu n’es pas puéril. Je me racle la gorge, nerveux, entre et laisse les portes se refermer derrière moi. Tu pourrais être claustrophobe soudainement. Pas le moindre mot, je n’ai pas envie de parler, pas envie de tendre la joue à nouveau.

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@Sage Merino

Je reste figé, un peu malgré moi. Je m’attendais à ce qu’une telle scène se produise tôt ou tard, je m’y suis même préparé mais la réalité est bien plus percutante. Nettement plus douloureuse. J’ai le cœur qui se serre dans ma poitrine lorsque les portes s’entrouvrent et que son visage apparait. Pas le temps de reculer pour prendre la fuite, ses yeux croisent les miens et elle s’empresse de baisser la tête. Tu ignores ce que tu ressens à cet instant précis, tu ne sais même pas si tu es capable de mettre des mots qui font sens là-dessus. Tout ce que tu sais, c’est que tu as mal et que tu es extrêmement en colère contre elle. La violente opposition entre ces deux extrêmes me laisse dans un état que je déteste. Je ne me sens pas maitre à bord, victime de mes propres sentiments. Pourtant tu dois faire semblant, te mordre l’intérieur de la joue au sang s’il le faut pour ne pas exploser en plein milieu de cet ascenseur, avec d’autres membres du personnel hospitalier en guise de spectateurs, de témoins d’une scène de crime à laquelle ils n’ont pas à assister. Je prends sur moi, serre le poing très fort et entre dans cet espace diablement confiné après avoir pris une grande inspiration. Sa voix, reconnaissable parmi toutes les autres, s’élève et me fait vriller. Tu es bien trop entier pour être capable d’une telle chose. Tu ne sais pas faire semblant, tu n’as jamais su être cette personne. Toi, quand quelque chose ne va pas, tu gueules, tu exprimes ta douleur, ta frustration, tout ce qui te passe par la tête mais tu ne laisse jamais la situation s’envenimer. La situation est extrêmement différente, dans notre cas. Sage s’est éloignée du jour au lendemain, méconnaissable, froide, distante, agressive. Toutes les excuses ont été employées, j’ai pris sur moi autant que je le pouvais jusqu’à ce que l’agacement me pousse à mettre un énorme coup de pied dans la fourmilière. J’accepte d’être le méchant dans cette histoire, celui qui s’est énervé, celui qui a osé l’accabler alors qu’elle a perdu son frère quelques mois en arrière et qu’elle se retrouve à devoir composer avec un tas de nouvelles variables, avec un enfant à sa charge. J’accepte d’être ce putain d’enfoiré qui lui en tient rigueur parce qu’il estime qu’elle se cherche des excuses pour ne pas affronter la réalité. Tu ignores ce qu’est la réalité, c’est ce qui te frustre le plus. Tu ne comprends pas, tu as beau retourner la situation dans tous les sens, une inconnue demeure et tu peines à te libérer à cause de cela. Je n’ai pas pour habitude de reculer devant une problématique, ni même de la contourner. Je l’affronte toujours en face à face, que ce soit médicalement ou non. Mais là… Quelque chose me retient, son attitude me laisse perplexe. Dieu sait qu’elle te manque, pourtant. Tu es surement trop fier pour l’admettre à haute voix. Tu ne tends jamais la deuxième joue. Tu n’es pas du genre à quémander un second round.

« Sage. » Je laisse filtrer, les mâchoires serrées. Il est hors de question que j’utilise une telle formulation, que je l’appelle par son nom de famille comme si nous étions deux illustres inconnus. Je ne suis pas comme ça, ce n’est pas ainsi que je fonctionne et la déception m’assaille lorsque je constate que c’est ainsi qu’elle est capable de faire les choses. « Rien qui ne soit pas du domaine de l’habituel. Tu m’excuseras mais… Je dois répondre à quelques messages. » Je ne peux pas, faire semblant c’est bien trop me demander. Les portes s’ouvrent et nos camarades sortent tous. Il ne reste plus que nous deux et pourtant… Pourtant j’ai comme l’impression que tout l’espace est pris. Je dégaine mon portable et pianote un SMS à Bailey, un SMS à Lewis… Tous les prétextes sont bons pour gagner du temps alors que cet ascenseur semble mettre une éternité à atteindre son étage, situé en dessous du mien.

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@Sage Merino

La situation est inédite, désagréable. Elle me brise le cœur, Sage. Le pire dans tout cela, c’est que j’ignore pourquoi. Il n’existe aucune autre forme de torture qui pourrait me mettre dans un état aussi proche du gouffre. Je suis exécrable à la maison, je le sais. J’en ai conscience, je n’ai pas attendu d’entendre Lewis le constater à haute voix pour le réaliser. Bien-sûr que je suis chiant, j’ai de la peine comme rarement j’en ai éprouvé jusqu’à présent. Je n’ai rien vécu de comparable depuis… Le lycée. La rupture est amicale, certes, mais tu n’as pas l’habitude d’être mis de côté de la sorte. Tu ne veux pas l’être, tu ne veux pas qu’elle arrête de gratifier ton quotidien de sa présence solaire et appréciable. Je suis perdu, sans elle. Mes repères ont volé en éclats et je n’ai rien vu venir. Je déteste ne pas comprendre pourquoi de mauvaises choses m’arrivent. J’entends déjà bon nombre de voix s’élever pour me dire que les aléas du quotidien ne peuvent malheureusement pas toujours être expliqués ou justifiés mais je refuse de me taire et d’accepter la situation sous prétexte que ça arrive. La difficulté est monstrueuse lorsque nous nous retrouvons tous les deux dans cet ascenseur. Je ne suis pas claustrophobe et pourtant j’ai l’impression de manquer d’air. J’étouffe, le cœur serré, compressé, essoré de la plus frustrante des manières. Sage, elle me rendait impatient d’arriver au travail tous les matins. Elle était la personne vers laquelle je me précipitais en cas de doute, pour un deuxième avis malgré nos différences de spécialités. À l’hôpital, elle était mon monde, tout simplement… À l’extérieur, elle était partie intégrante de mon univers également. Tu ne sais pas pourquoi elle a décidé de tout interrompre. De rompre… Amicalement. Je me dérobe grâce à mon téléphone, heureux d’avoir quelques notifications à traiter, un ou deux SMS à envoyer pour me divertir le temps d’un trajet qui semble infiniment long. Tu pries pour ne pas être victime d’une panne d’ascenseur, ton pire cauchemar se réaliserait. Elle attaque, elle me poignarde dans le dos et je démarre au quart de tour. Elle me connait, je suis fougueux, passionné et diablement impulsif. À cran dès que quelqu’un touche à ce que j’aime le plus. « Tu espérais quoi ? Que je revienne tendre l’autre joue poliment, avec un grand sourire ? J’fais pas dans le sadomasochisme, désolé ! » Le mot de trop, la remarque qu’elle n’aurait jamais dû prononcer. « Ma pauvre chérie. Je comprends, t’es vraiment à plaindre. Toi qui a été repoussée comme une merde du jour au lendemain, sans aucune raison valable… » Je lui tapote le bras, avec un air gentil tellement hypocrite et faux qu’il me donne la nausée. Je n’ai pas l’habitude d’être aussi odieux. Ce n’est tout simplement pas moi ! « Tu diras à ta mère que le divorce a été consommé plus vite que le mariage ! C’était surement ce que tu attendais, de toute manière. » Référence à notre conversation de l’autre fois. Une bien piètre tentative d'avoir le dernier mot pour lui clouer le bec et ne plus avoir à lui accorder la parole.

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@Sage Merino

Je ne sais même pas pourquoi je suis dans un tel état. Nous sommes amis depuis tellement d’années qu’un besoin d’espace ne serait pas illogique. Les occasions sont nombreuses à se présenter quotidiennement et offrent la possibilité de s’isoler pour mieux digérer certains événements. Le pire, dans tout cela, c’est que je comprends son attitude. Je ne le condamne pas sur le fond, la forme, en revanche… Il s’agit d’une toute autre histoire. Le plus gros du problème prévient de là. Je me serais effacé le temps nécessaire si elle me l’avait demandé, si elle m’avait fait comprendre qu’elle avait besoin de temps pour réfléchir et retomber sur ses pattes. Dans de telles circonstances, rien n’aurait été plus logique même si le manque m’aurait clairement fait souffrir dans mon coin. Les retrouvailles auraient été à notre honneur, extraordinaires, autour d’un bon verre de vin. Il n’y aurait eu aucune coupure véritable, nos postes respectifs nous maintenant l’un dans la vie de l’autre irrémédiablement mais… Non. Sage a préféré me ghoster du jour au lendemain, se trouver un beau paquet d’excuses plutôt que de dire les choses. Ma patience n’étant pas toujours mon fort, elle a trop vite atteint ses limites, j’en suis persuadé mais je ne compte pas revenir en arrière. J’ai malheureusement beaucoup trop de fierté pour agir de la sorte, surtout quand on me fait du mal comme elle vient de le faire. Tu ne devrais pourtant pas souffrir, elle n’est qu’une amie, n’est-ce pas ? Juste une amie comme tu en as bien d’autres, accessible et populaire comme tu l’es. Tu parles, rien n’a de sens présentement. Ce putain d’ascenseur semble fonctionner encore plus lentement que d’habitude, jamais suffisamment rapide et encore moins aujourd’hui alors que je recherche désespérément cette distance qui pourrait m’éviter de prononcer des mots qui, je le sais, blesseront. Je n’ai pas envie d’être cet individu, je ne veux pas qu’elle puisse garder une telle image de moi et pourtant, nous nous approchons dangereusement d’un tel cas de figure. Et si cet échange très houleux était la dernière chose qu’elle retenait de toi, votre dernière entrevue ? L’idée me brise le cœur davantage encore. Dix années d’amitié résumées par une altercation musclée. Ma main se pose contre son épaule, emprisonnée par ses doigts qui me font frissonner. Je perds mes mots l’espace d’une seconde, le temps d’encaisser le contact et la foule de sentiments qui viennent s’entrechoquer sur ma colère. L’ascenseur est arrivé à destination, Sage s’apprête à sortir mais… Mais elle presse ce putain de bouton stop et nous emprisonne ici. Ce que je veux d’elle ? « Que tu arrêtes ce petit jeu auquel tu joues. Que tu sois honnête, que tu me dises les choses comme tu l’as toujours fait, avec honnêteté ! » Elle et moi, ça a toujours été solide et stable parce que nous étions d’accord sur le fait que toute vérité est bonne à prendre si elle permet d’avancer. Pourquoi s’est-elle soudainement éloignée de cela ? Je prends en pleine figure que je suis un mauvais ami et une telle remarque me fait pouffer de rire. Un rictus qui dissimule le bruit du cœur qui se brise dans ma poitrine. « Je n’en reviens pas ! Je n’aurais jamais pensé que tu oserais dire cela ! » Je chasse sa main de la mienne pour plaquer mes doigts contre mon visage, me frotter les yeux. J’ai du mal à réaliser, du mal à accepter tout cela. « Je n’ai jamais cherché à te blesser, comment peux-tu penser le contraire, de quoi est-ce parti ? Est-ce parce que je suis rentré chez moi cette nuit-là plutôt que d’attendre votre réveil à Milo et toi ? » Je repense à ces crêpes préparées, à ce petit mot laissé sur le frigo… Je ne pensais pas déclencher une telle guerre froide. « Je ne comprends pas ! »

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@Sage Merino

Je me suis rarement senti aussi vulnérable qu’aujourd’hui, coincé dans cet ascenseur à ses côtés. Nous ne sommes pas vraiment bloqués, pas au sens premier du terme puisqu’il me suffirait de prendre l’ascendant pour presser le bouton sur lequel elle vient de tirer afin de m’imposer de ne pas moufter. L'air est irrespirable ici, les non-dits tellement nombreux qu'ils menacent de détruire ce que nous avons mis tant d'années à construire ensemble. J'attends, je tâche d'être patient et ouvert à l'idée d'entendre ce qu’elle doit avoir à me dire, ce que je me refuse à prononcer de mon côté pour ne pas avoir à reconnaitre à haute voix que je me sens coupable de quelque chose sur lequel je n’ai pas le moindre contrôle. Si des erreurs ont été commises ? Bien-sûr que oui, les fautes se sont succédées ces dernières semaines depuis qu’elle a commencé à faire de l’ignorance son arme principale contre moi. Je ne comprends pas, j’ai beau mettre tout en œuvre pour parvenir à justifier tout ceci, rien ne fait sens. Je n’ai jamais été très doué pour mes relations, je me suis arrêté de croire aux contes de fées avant même de connaitre l’amour pour la première fois et j’ignore s’il s’agissait véritablement de cela avec le recul. J’étais bien trop jeune pour ressentir de telles choses. Je n’ai connu que le sexe après cela, après la naissance de Bailey, après l’océan de responsabilités que j’ai choisi d’appréhender sciemment, sans réfléchir à deux fois aux conséquences d’une telle décision. Je ne regretterais jamais d’être devenu père, personne ne m’a forcé à enfiler cette casquette et pour rien au monde je ne reviendrais en arrière. Il est mon univers tout entier. Lui qui arrive en âge de prendre ses propres décisions, d’aspirer à une indépendance que ni Lewis ni moi sommes prêts à expérimenter. Que sont nos vies, lorsqu’elles ne tournent pas autour de lui ? Sage… Pourquoi me vient-elle immédiatement à l’esprit alors que nous sommes tous les deux là à nous écharper comme des gamins à l’école élémentaire ? « Mais de quoi as-tu peur, Sage ? Qu’ais-je fait pour t’inspirer un tel sentiment ? » Je bouillonne, incapable de me remémorer le moindre souvenir en rapport avec une telle posture défensive. Je ne peux pas en rester là, ces interrogations me hanteront jusqu’à ce que je sois capable de mettre des actes précis, pour comprendre, pour faire mieux, pour ne pas recommencer. Elle rétropédale et mes prunelles se mettent à la fusiller malgré elles. « Tu avais pourtant l’air de le penser très fort, trente secondes en arrière ! » Elle ne peut pas changer d’avis toutes les deux minutes, je n’y survivrais pas. Ma confiance en prend un coup, forcément, parce qu’il m’est impossible de déchiffrer le vrai du faux. Je suis complètement perdu. « Je suis ton ami, Sage. Tu n’as pas à avoir honte de demander de l’aide, de te reposer sur moi parfois. J’ai été le premier à le faire ces dix dernières années. Une amitié, c’est donnant-donnant. » Je n’écoute plus rien, pas même ma fierté et m’approche pour la prendre dans mes bras. « Ne me repousse pas, s’il te plait. »

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@Sage Merino