-  (sage), set it all free. -

Depuis qu’elle exerce officiellement en tant que néonatologiste, elle a l’impression de profiter vraiment de la vie, Leola. Parce qu’enfin, elle a atteint son objectif ultime, parce qu’après des années de dur labeur et de sacrifices, elle peut faire ce dont elle a toujours rêvé. Ça n’a pas été de tout repos, ça lui a demandé du temps, de l’investissement, des efforts incroyables, mais elle y est parvenue – au prix de sa vie sociale, sans doute, mais qu’importe. Pour autant, elle a l’impression de se rattraper, depuis. Elle a été poussée par ses amies, elle s’est inscrite sur Tinder, histoire de faire des rencontres – bien que ça n’ait pas été très concluant, jusqu’à présent. Mais au-delà des dates, elle accepte plus facilement de sortir, Leo, maintenant. Elle s’est retrouvée, à plusieurs reprises, un tantinet ivre. Et même si elle le regrettait le lendemain matin, ça lui faisait du bien. C’est comme si sa vie commençait vraiment, maintenant. Mais dans le fond, elle sait qu’elle se voile la face, la blonde. Elle sait que c’est sans doute un peu trop désespéré, toutes ces tentatives pour profiter. Parce que finalement, tout ce qu’elle cherche à faire, c’est oublier. Elle fait un boulot qui lui plaît, Leola, elle a réussi à en arriver là où elle voulait il y a quatorze ans de ça. Mais elle n’est pas si heureuse que ça, dans le fond, elle a encore l’impression que quelque chose lui manque. Il y a son ex-fiancé qui revient dans sa tête, de temps en temps – les vestiges de leur histoire, qui lui reviennent en mémoire, quand elle se sent triste, quand elle se sent trop seule. Mais surtout, dans sa tête, dans son cœur, c’est Elwyn, qui stagne, en ce moment. Et elle déteste ça, Leola, parce qu’elle se sent stupide, parce qu’elle sait que c’est à sens unique, parce qu’elle sait qu’il s’en fiche, parce qu’il pleure encore son épouse, perdue en couche. De tous, tous les hommes existant, il a fallu que ce soit de lui qu’elle s’amourache, il a fallu que ce soit à lui qu’elle s’attache. Mais il n’y a pas que ça – parce qu’à la limite, ce sont des choses qui arrivent, et elle s’en remettra. Mais non, Leo, elle a pris de véritables risques pour lui, pour sa fille, parce qu’ils lui faisaient pitié, parce qu’elle a été trop empathique, manquant d’un coup de professionnalisme. Elle n’était pas encore entichée alors, Leola, parce qu’elle venait juste de le rencontrer, ce pauvre homme devenu veuf et père du même coup, complètement perdu, déboussolé, désespéré, qui ne savait pas comment est-ce qu’il aurait payé de tels frais d’hôpitaux. Alors elle a merdé, Leo, et dans le fond, elle ne regrette rien – mais ça pourrait foutre en l’air sa si belle carrière, pour laquelle elle a tant sacrifié, elle le sait. Alors oui, ces temps-ci, elle boit peut-être pour oublier – mais aussi parce que l’alcool, ça lui fait du bien, ça la détend, surtout face à la gent masculine. Pas de date ce soir, cependant. Non, elle a quitté le travail, bien décidée à passer une bonne soirée en compagnie de Sage – sans doute que ça ne peut pas leur faire du mal, à toutes les deux, de profiter, de boire un coup, d’oublier l’hôpital le temps d’une soirée, avant de devoir y retourner. Elle est ravie en tout cas, Leola. Elle laisse ses tracas de côté, elle sourit, toujours sereine en compagnie de sa collègue et amie – qu’elle ne tarde pas à retrouver, dans le bar, s’asseyant face à elle après l’avoir brièvement étreinte. « Hey. » Elles se sont déjà vues, à l’hôpital, un peu plus tôt. Mais c’est toujours agréable, de la revoir en-dehors. Ce n’est plus la même atmosphère, ce n’est plus la même pression qui pèse sur leurs épaules. L’hôpital, elle peut l’oublier, ou essayer, pour l’instant. Mais elle ne pense bien souvent qu’à ça, parce que sa vie se résume à son travail, aux nouveaux nés dont elle s’occupe. « T’as déjà commandé ? » s’enquiert-elle alors, sourire aux lèvres. Elle ne sait pas ce dont elle a envie, elle, ce soir. Un cocktail, peut-être – ou bien une bière. Dans tous les cas, elle ne tiendra pas, parce qu’elle n’a jamais vraiment tenu l’alcool, Leola.

Parfois, il faut qu’elle se force pour sortir, Leo. Ce n’est pas systématiquement instinctif, pour elle – quand bien même elle profite davantage depuis son temps libre, depuis quelques mois. Mais, si elle ne se forçait pas un peu, à sortir, à profiter, elle se contenterait sans doute très bien de ses journées à l’hôpital, de ses nuits parfois, elle se contenterait de se reposer quand elle rentre, et c’est tout. Cette vie-là, en tout cas, ne lui déplairait pas, parce qu’après tout, c’est ce qu’elle a toujours voulu, Leola. Elle n’a pas donné tant d’années de sa vie pour en arriver là, à sacrifier certaines autres choses, pour rien. Et pourtant, elle a détourné les règles, il y a quelques temps – elle, d’ordinaire si droite dans ses bottes, a fait un écart pour Elwyn et sa fille. Maintenant, la culpabilité lui pèse sur la conscience, l’inquiétude aussi. Maintenant, Leo, elle n’est plus vraiment tranquille. Elle a toujours été trop honnête, incapable en réalité de mentir avec crédibilité, peu à l’aise avec l’idée de cacher des choses aux autres de toute façon. Mais voilà qu’elle a fait une exception, une exception qui pourrait probablement lui coûter son job. Quel médecin n’a pas envie d’aider ses patients, pourtant ? Elle sait pourquoi elle fait ce métier, la blonde, elle sait ce qu’elle aime, là-dedans. Certes, elle a toujours voulu devenir pédiatre, puis néonatologiste, certes, elle s’occupe plutôt des enfants, et particulièrement des nouveaux-nés – mais ces enfants, ils ont toujours des parents qui, parfois, peinent à joindre les deux bouts. Ça lui a toujours fait mal au cœur, à Leola, et pourtant, elle a été contrainte de l’accepter parfois, d’accepter son impuissance face à un système de santé si injuste. Mais Elwyn, c’était différent – sa femme est morte en couches, chose si rare de nos jours, et pourtant, chose qui arrive encore, à certaines occasions. Comme n’importe qui d’autre dans cette situation, il avait l’air paumé, peinant à se réjouir de la naissance de sa fille alors qu’il venait de perdre celle qu’il aimait. Et en plus de ça, la note de l’hôpital ne l’aidait pas – alors Leo, elle a voulu l’aider, à sa façon. En sachant, ce qu’elle risquait. Et maintenant, hein ? Elle l’a aidé quand il est retourné chez lui avec Zoey, elle l’a aidé à s’occuper d’elle, parce qu’elle imaginait sa peine. Mais il se laisse aller, et ça la rend dingue. A croire qu’il s’en fiche, des risques qu’elle prend pour lui. Qu’il s’en fiche, d’elle, tout simplement. A croire qu’il ne se soucie pas de Zoey. Ou plutôt, si : il ne l’appelle, finalement, que quand il a besoin d’elle pour la petite, ou parce qu’il se pense malade. Et elle, Leola, qu’est-ce qu’elle fait ? Elle revient, à chaque fois. Peut-être, parce qu’elle s’est attachée. Mais aussi parce qu’à ses yeux, tout le monde devrait avoir le droit d’être soigné. Il n’empêche que maintenant, il est sans cesse dans ses pensées, et elle déteste ça. Voilà pourquoi, elle s’est mise à profiter davantage de son temps libre, Leo – parce qu’elle préfère toujours être occupée, plutôt que se retrouver seule dans son appartement, avec ses pensées, son cerveau qui ne s’arrête jamais. Ça ne peut pas lui faire de mal, alors, de sortir ce soir. De retrouver Sage. Elle aime toujours à passer des moments avec elle, de toute façon, à l’hôpital comme en-dehors – c’est quand même différent, plus agréable et moins stressant, quand elles se retrouvent dans un autre lieu que leur travail. Retrouvant son amie, elle l’étreint avant de s’asseoir, avec elle. « Moi aussi. » Elle sourit, la blonde, sincère. Si elle savait, Sage, le bien que ça lui fait, de la voir. De lui parler, aussi. Elle se souvient encore de cette soirée action ou vérité, de cette question qui l’a mise mal à l’aise, parce qu’évidemment, elle a contourné la loi, une fois – et pas en étant ivre sur la voie publique, en réalité. Mais elle ne pourra jamais en parler à qui que ce soit, sauf Elwyn, peut-être, mais Elwyn s’en fiche. Leurs conversations s’arrêtent à Zoey en général, ou à lui quand il se pense malade, ou encore, à se disputer parce que Leola ne peut pas comprendre ce qu’il vit. Chose qu’il lui avait balancée avec agressivité, une fois. « T’as bien fait, très bon choix. Avec plaisir pour un nachos, ça me ferait pas de mal non plus. » Dieu sait comme elle tient mal l’alcool, Leola. Estomac vide ou non. Il vaut toujours mieux qu’elle fasse attention. Chose qu’elle ne fait pas systématiquement, ces derniers temps. « Je vais bien. Et toi ? C’est vrai que y’a pas trop le temps, et puis, ça passe si vite… » Elle commande une bière, elle aussi, à un serveur qui passe par-là – demandant au passage le fameux nachos que Sage lui a proposé de partager. « Enfin, on savait à quoi s’attendre je suppose. » plaisante-t-elle, lâchant un léger rire. Travailler à l’hôpital, ce n’est pas de tout repos, jamais. Encore moins pour Sage, qui est chirurgienne.